Lorsque Kheireddine Lardjam m’a fait part de son projet de fixer ce moment exceptionnel qu’on est en train de vivre en Algérie sous le nom de « Hirak » ou « Révolution du sourire », et qu’il m’a proposé d’écrire un texte de théâtre sur ce sujet, il était d’emblée évident pour moi que l’intérêt n’était guère de coller à l’actualité et de raconter « l’histoire-en-train-de-se-faire » comme un Live Facebook en pleines manifs, mais de traiter cela sur le temps long ou, à tout le moins, une séquence plus large, tout en zoomant sur des singularités, des gestes-clés, emblématiques. Ceux qui ont vu ma pièce End/Igné qui a été créée en 2013 par la compagnie El Ajouad, et qui était elle aussi le fruit d’une commande du metteur en scène Kheireddine Lardjam, comprendront assez vite que Fièvres résonne fortement avec End/Igné. Et le lien à travers le fantôme de Aziz est clair et même organique. Mais il ne s’agissait surtout pas pour moi d’écrire une suite mécanique d’End/Ignémais de transcender le geste transgressif de Aziz Benmessaoud, le jeune blogueur qui s’est immolé par le feu pendant son procès, pour quelque chose de plus ample socialement, en élargissant la focale au possible. Elaborer une forme de monographie des luttes et des dissidences à l’échelle d’une petite bourgade, en somme, à partir de gestes citoyens moins spectaculaires, en apparence, moins visibles, mais qui n’ont pas moins marqué la conscience collective.
Je suis de ceux qui croient fermement que les grandes victoires populaires, les grands récits, les grandes histoires collectives, doivent beaucoup à plein d’ « espérants pratiquants » qui ont longtemps bataillé en solitaire, guerroyé comme des illuminés, des pestiférés, avant que leurs rêves fous ne soient copiés-collés. Et comme dans toutes les révolutions, il y a un cheminement secret qui mène vers les grandes clairières, derrière le tunnel. C’est ce cheminement, ce chemin obscur, que l’on se propose de suivre à travers le récit de Dounia. C’est cette histoire souterraine que raconte Fièvres, en puisant dans la matière sociale d’une bourgade oubliée qui revient miraculeusement des limbes pour réécrire son destin.
Fièvres, c’est l’histoire des petits oueds qui ont alimenté le grand fleuve impétueux de l’insurrection populaire de février 2019 en Algérie. Et ce n’est pas anodin que ce soit Dounia qui mène le bal : c’est un choix dramaturgique et politique fort, en hommage à toutes les femmes sans qui, aucune révolution ne peut aller au bout de son projet.