NOTE D’INTENTION
par Métie Navajo
C’est une famille d’aujourd’hui, une famille qui vit en France, près des villes moyennes, une famille discrète. Une mère et ses trois filles, et, peut-être, plus lointaine, la présence / absence d’un père.
La mère a reçu en partage un héritage trop lourd pour elle, dont elle ne sait que faire, mais qu’elle doit porter. Alors, pour les vacances, elle décide d’emmener ses filles à la recherche d’un cimetière qui n’existe pas encore, un lieu où errent peut-encore les âmes de petits êtres qui ont peu usé le monde de leurs pieds, un lieu où on n’apporte pas des fleurs mais où l’on accroche des doudous sur des fils barbelés. Ce sont des vacances, mais devant de telles vacances, il y a de quoi se rebeller pour les trois filles. C’est un voyage dans le temps, et, devant un tel silence à remuer, il y a de quoi avoir envie de faire demi-tour.
Le point de départ de cette pièce, c’est la proposition faite par le metteur en scène Kheireddine Lardjam de me pencher sur l’histoire complexe et douloureuse des anciens supplétifs de l’armée française en Algérie, ceux qu’on désigne par le terme « harkis », et qui englobe leurs familles entières. En me documentant, en rencontrant des personnes, enfants de harkis nés sur le sol français, ou enfants d’enfants arrivés dans les camps où ont séjourné des dizaines de milliers d’entre eux après la guerre d’Algérie, j’ai compris que derrière l’idée un peu grossière et générique que j’avais au départ, il y avait autant d’histoires que de personnes, des situations et des parcours de vie très différents les uns des autres. J’ai été frappée par ce que le terme véhicule encore de représentations erronées, et je me suis heurtée souvent à la notion de « traitre » auquel le terme reste fortement associé, parfois dans la bouche des jeunes gens d’aujourd’hui, dans les cours de récréation. J’ai constaté que la complexité de l’héritage harki venait parfois alimenter les hiérarchies fabriquées entre les populations d’origine immigrée, et créait une zone trouble propice à la fabrication de la haine et de la xénophobie aujourd’hui. Ceux qui auraient défendu un pays, ceux qui ne l’auraient pas fait, ceux qui auraient choisi un autre camp, le mauvais. Je me suis posée la question de la trahison : qui, dans cette blessure historique encore ouverte, avait trahi qui, et plus généralement, pourquoi cet acte qu’on appelle trahison, produisait en chacun de nous une réaction morale de tel dégoût et répulsion alors qu’il est fondamentalement relatif et circonstanciel. Je me suis demandée comment aborder ces questions épineuses étant qui je suis ; Française issue d’une toute autre histoire coloniale, et comment trouver le chemin d’une histoire qui appartient aux gens qui l’ont vécue et qu’ils revendiquent ou non, mais qui ne peut pas être portée par eux seuls, parce qu’elle englobe les autres : ceux qui pensent ne l’avoir pas vécu, parce qu’ils ont vécu à côté.
J’ai élargi le champ ; j’ai pensé à la « tradition des camps », notamment en France, qui servent de lieu de séjour pour des populations diverses, aujourd’hui encore ; ce que ça peut être d’arriver dans un pays, de vivre dans un monde séparé du monde par des barbelés pendant des décennies, et en même temps, de ne pas avoir de camp, de ne pas pouvoir ou vouloir choisir son camp, de ne pas avoir de lieu où faire racines, nulle part dans le monde, ni vivant, ni mort. J’ai pensé aux bébés enterrés sans témoins. Et j’ai pensé aussi à ceux qui vivaient de l’autre côté des barbelés ; ce que ça fait de grandir à proximité de ceux qui sont enfermés dans un non lieu, et de ne pas les voir.
J’ai installé l’intrigue dans une famille qui se retrouve entre le « devoir de mémoire » et le silence gêné de l’histoire nationale qui ne sait encore résoudre ni apaiser ce passé commun. Dans la pièce, une femme qui n’a pas grandi en camp comme ses frères et sœurs se retrouve, presque malgré elle, dépositaire d’une mémoire familiale à réparer, comme si elle portait une valise vide et pourtant très lourde, et ses filles peuvent continuer à porter ou non cet héritage. A l’école, dans les jeux sportifs comme dans les relations affectives, les trois jeunes filles se heurtent à la question de la trahison : la pièce se construit donc autour du soupçon de la trahison qui se transmet et demeure comme une sorte de stigmate dans la famille. A côté de cette quête de parole menée par la mère, il y a le silence ou l’absence des hommes.
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